Conférence de Aletheia Casey

Lors de sa conférence TEDx Aletheia Casey présente son travail photographique en nous plongeant dans l’histoire coloniale traumatisante de l’Australie.

L’artiste explique comment la photographie peut devenir un outil de guérison pour surmonter ces traumatismes et pourquoi est-ce important de chercher la vérité historique.

Découvrez la traduction de sa conférence en français.

The Dark Forgetting :
Reconnaître le traumatisme du passé par l’imagerie photographique

J’ai un fils de 4 ans. Il est le plus grand amour de ma vie. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’il puisse m’être enlevé, et l’idée ne m’est absolument jamais venue que cela puisse arriver à cause de la couleur de ma peau.

Pourtant, au cours du XXe siècle en Australie, le pays d’où je viens, des enfants aborigènes et insulaires du Détroit de Torres ont été enlevés de leur mère. Ils ont été éloignés de force de leur culture, leur communauté et leur famille et placés dans des institutions gouvernementales et des familles d’accueil, dans le cadre de la politique d’« assimilation ».

Beaucoup de ces enfants n’ont jamais revu leur mère.

Ces enfants sont connus comme Les Générations Volées.

Je suis photographe documentaire et en 2014 j’ai commencé à travailler avec des femmes des Générations Volées, pour raconter leurs histoires à travers des photographies.

Susan a été arrachée à sa mère à la naissance et placée dans une famille non-indigène à des milliers de kilomètres. Elle n’a pas revu sa mère pendant 21 ans.

Elle m’a dit :

« Chaque jour j’avance sur le chemin du rétablissement par rapport à la politique qui a enlevé des enfants de leurs parents.

J’ai été volée … Je ressens encore la douleur silencieuse qui est la mienne et celle de ma mère. »

Voici Jenny, la fille de Susan.

La politique a eu des conséquences si considérables qu’elle n’a pas seulement affecté les personnes qui ont été physiquement prises, mais aussi les vies de nombreuses générations qui ont suivi.

En 2008, l’ancien Premier Ministre australien Kevin Rudd a présenté des excuses à tous les Premiers Australiens, pour le deuil, la souffrance et la perte qui sont profonds et que cette politique a causé. Je vivais encore en Australie à ce moment-là et j’ai regardé les excuses du gouvernement à la télévision dans mon appartement à Sydney. J’ai vu des membres des Générations Volées sangloter quand le premier ministre a présenté ces excuses. Cela m’a fait ressentir beaucoup de choses – mais les deux émotions dominantes étaient une douleur profonde pour ce que ces gens avaient enduré, et un sentiment très profond de honte, parce qu’en tant qu’Australienne blanche, je ne savais pas grand-chose de la souffrance des Premiers Australiens, dont je considère le territoire comme ma maison ; parce que, en tant qu’Australienne non-indigène, j’ai été tellement aveuglée par la dissimulation de l’histoire.

Sue m’a dit :

« C’est une telle honte que le gouvernement n’ait pas présenté ces excuses il y a 30 ans … Nous aurions eu ce temps pour avoir le contrôle sur notre propre autodétermination. »

Ces excuses et le déferlement public de chagrin a changé la manière dont je voyais mon pays et a complètement changé le travail photographique que je voulais produire. Je pensais que les histoires intéressantes se passaient dans d’autres endroits, que j’avais besoin de voyager pour documenter des histoires fascinantes et dignes d’intérêt. Mais, quand j’ai commencé à en comprendre davantage sur l’histoire australienne, j’ai commencé à réaliser que c’était ce dont je voulais parler à travers mon art. J’avais besoin de prendre des photographies dans mon pays.

Parce que la vérité cachée sur notre histoire coloniale a causé des cicatrices si profondes et douloureuses sur tant de personnes en Australie qu’il est temps que nous comprenions cette histoire, sa violence et ses conséquences traumatisantes.

Voici Caroline, qui m’a dit :

« Ma mère, ma grand-mère et mes grandes sœurs ont été des Générations Volées. Leur présence et leurs murmures pleins de sagesse qui me guidaient vers le droit chemin me manquent.

Ces lacunes dans ma vie restent toujours avec moi, cachées dans le chagrin, remuant comme la marée. »

Voici Jasmine, une jeune mère merveilleuse … qui m’a dit « À cause de ce qui est arrivé, j’ai peur que mon propre enfant soit pris aussi. »

Dans la société aborigène, les femmes âgées sont connues sous le nom de Tatie. Voici Tatie Grace, qui m’a dit, quand je photographiais son portrait, que quand elle est née les femmes aborigènes n’étaient pas autorisées à entrer dans les hôpitaux, donc elle est née au fond d’un hangar.

Je repense à quand j’ai eu mon propre enfant et à quel point je me sentais vulnérable pendant l’accouchement, et je ne peux pas imaginer la peur et la douleur que cela peut être de devoir traverser une expérience si difficile en n’étant pas dans un lit d’hôpital mais dans un hangar, à l’arrière de l’hôpital.

Je vis maintenant entre l’Australie et Londres, et je retourne souvent en Australie pour réaliser mon travail photographique. L’Australie est et restera ma maison.

Quand je suis loin de l’Australie, j’ai envie d’y être – c’est presque comme un besoin physique – le paysage, la lumière, la nature sauvage du territoire me manquent. C’est l’endroit où je me sens à ma place.

Quand je suis loin de chez moi, je pense beaucoup à comment la culture dans laquelle j’ai grandi m’a forgée en tant que personne. Réfléchir à mon propre passé me fait penser à comment, en tant que nation, nous avons façonné notre propre récit historique … Et comment les voix et histoires des Premiers Australiens ont été presque complètement exclues depuis la colonisation de l’Australie il y a plus de 230 ans.

Le récit historique qu’on m’a enseigné se concentrait sur le courage des explorateurs et des colons, dont on a vu qu’ils avaient apprivoisé un paysage sauvage et rude. Ce récit a ignoré plus de 60 000 ans d’occupation continue des Premiers Australiens, et en disqualifiant leur histoire et leurs accomplissements, non seulement ce récit dépossède les Premiers Australiens de tout pouvoir, mais il sert aussi à justifier les actions violentes des colons. Comme tant de personnes aujourd’hui qui se sont installées dans un autre pays, je réfléchis souvent au fait que, parce que j’ai vécu entre deux mondes pendant longtemps, je ne m’adapte pas vraiment à l’un ou l’autre. Je vis dans l’espace entre les deux. Mais c’était MON propre choix et seulement MON choix.

Voici Lorraine, qui a écrit le poème suivant sur l’appartenance.

Appartenir à quel endroit ? Pris dans un gouffre arqué appartenir à quel endroit ? Le chagrin le désespoir de milliers d’enfants Volés, séparés laissant les mères derrière eux. Perdus pour nos Culture, Musique, Danse et Art. Perdus pour nous-mêmes, nos Familles nos Cœurs. Comme un enfant qui se demande qu’ai-je fait de mal ? Qui diable suis-je ? Un sentiment si fort. Les railleries d’une enfance qui tourbillonnent.

« Métisse, Métisse

Une petite fille noire italienne ? grecque ? maori ou quoi ? » Certaines des questions beaucoup posées. Trop noire pour être blanche

Trop blanche pour être noire. Prise au milieu n’appartenant à Nulle Part.

Appartenir à quelque chose donne un sens à nos vies, et un but. Appartenir à un groupe et une communauté est un des besoins humains les plus fondamentaux.

Les Générations Volées ont été dépouillées de cela.

Dans la série, je réunis des portraits avec des paysages, qui deviennent des paysages de mémoire. Des espaces de réflexion sur la mémoire et l’appartenance à un lieu.

De nombreuses filles ont été enlevées des zones côtières, comme cette zone, et placées dans des institutions dans lesquelles elles étaient formées comme aide domestique, gouvernantes et bonnes impayées.

L’anthropologue W.E.H. Stanner a écrit sur la culture « du désapprentissage » qui s’est produit tout au long de l’histoire de l’Australie. Stanner a déclaré que nous avons continué à honorer un silence qu’il a baptisé « Le Grand Silence Australien », qui n’était pas seulement un silence sur le récit d’une histoire alternative, mais aussi une réduction au silence des voix des Australiens Indigènes. J’ai fait cette série photographique comme un moyen de se rappeler, de reconnaître et d’honorer certaines de ces voix qui ont injustement été réduites au silence dans le passé.

En tant que photographe, je pense qu’il est important de se demander pourquoi je produis ce travail. Je me demande souvent – Ai-je, en tant qu’Australienne non-indigène, le droit de parler de ces problèmes à travers mon art, et ai-je le droit de parler de la douleur d’autres personnes qui n’est pas directement la mienne ? Je réfléchis encore à la réponse à cette question.

Une autre grande question autour de ce sujet sur laquelle je médite constamment est :

Les descendants des générations pionnières héritent-ils d’une culpabilité morale pour les actions de leurs ancêtres ?

Oui, je pense. Nous devons réfléchir sur notre rôle et le rôle de nos familles dans la douleur du passé.

À travers l’Australie, les effets de la colonisation ont eu un impact dévastateur sur les Premiers Australiens. Un des États qui a connu une extrême violence a été l’État insulaire de Tasmanie, situé au large de la pointe sud de l’Australie.

L’invasion des terres aborigènes a été la cause de (ce qu’on a ensuite appelé) la Guerre Noire, qui a eu lieu de 1824 à 1831, mais un autre élément déclencheur, les historiens le pensent, a été l’enlèvement et le viol de femmes aborigènes par les colons blancs.

Cette série est intitulée Aucun sang n’a tâché l’acacia. La fleur d’acacia est une plante originaire de l’Australie.

Le travail photographique, le premier de plusieurs chapitres sur ce sujet, utilise les massacres et les conflits de la frontière de Tasmanie comme toile de fond pour analyser la notion d’oubli délibéré de l’histoire.

En m’appuyant sur les recherches du Professeur Lyndal Ryan, éminent historien, j’ai visité les sites de massacres à travers l’île.

J’utilise un appareil photo analogique grand format, ce qui, à cause de sa taille, me force à travailler doucement et d’une manière plus réfléchie. Après avoir recherché chaque lieu de massacre, je suis souvent restée sur place pour plusieurs heures, à attendre que la lumière change, à réfléchir sur ce qui s’était passé il y a des années.

Voici Sally Peak, en 1823 des hommes aborigènes ont tué deux éleveurs en représailles aux enlèvements et viols de femmes aborigènes. Des éleveurs ont ensuite attaqué et tué un nombre inconnu d’hommes aborigènes en retour.

J’ai photographié des indigènes de Tasmanie, dont les ancêtres ont été les témoins de la violence qui s’est produite et dont la lignée a survécu. Voici David.

Les portraits de la série sont placés à côté de paysages, ce qui reflète le fait que l’attachement à la terre est encore profondément ancré dans l’identité et l’appartenance.

Le discours de l’histoire a été altéré, endommagé et déformé, donc j’ai senti que mes images devaient refléter cela. J’ai peint sur la surface du négatif avec de l’ocre qu’Eliza m’a donné et dont elle se sert pour des cérémonies féminines traditionnelles.

J’ai utilisé mes ongles, des coquilles et d’autres objets tranchants pour ensuite gratter les négatifs, en infligeant physiquement sur l’image la violence dont les paysages ont été témoins.

La loi martiale a été déclarée en 1828 et les clans aborigènes ont été considérés comme des « ennemis déclarés du roi ».

Les images reflètent la distorsion d’évènements du passé et, par la dégradation constante de l’ocre peinte sur la surface du négatif, qui change et évolue en permanence, reflètent l’évolution de notre compréhension de l’histoire.

Le chapitre suivant de ce travail est intitulé Le Sombre Oubli.

Ce travail est le fruit d’une collaboration avec des aînés aborigènes de la région de Bathurst et raconte l’histoire de la Guerre de Bathurst, conflit qui a commencé en 1824 et qui a engendré un exode massif du peuple Wiradjuri.  

Je suis née sur les terres Wiradjuri donc j’ai un lien personnel très profond avec cette série. Je tiens à rendre un hommage particulier aux aînés de Wiradjuri, passés, présents et émergents. J’ai eu la chance d’être née et élevée dans leur beau pays.

Ce travail est une réflexion sur la vérité historique et révèle les coins sombres de l’histoire.

Dans cette série j’ai peint sur la surface du négatif avec de l’encre et j’ai ensuite gratté et retravaillé les images. Tout est personnel – on peut dire que tout ce que les artistes produisent comporte une grande part de « soi ». Nous percevons tous la vie d’un point de vue qui nous est unique et incroyablement individuel, et donc toute ma photographie est profondément personnelle, profondément intuitive et vient en grande partie de mon instinct.

C’est peut-être ma prise de conscience de la culpabilité des ancêtres, de reconnaître que chacun de nous doit assumer une responsabilité dans notre passé, même si c’est arrivé bien longtemps avant que nous soyons nés, et que peut-être c’est d’abord par le constat, puis par l’action, et enfin par la reconnaissance d’une responsabilité dans notre histoire qu’un réel changement pourrait se produire, et que certains traumatismes du passé pourraient être soulagés.

Être vu, être entendu, pour que notre douleur soit comprise et reconnue, est peut-être l’un des plus grands remèdes. Je compte le faire à travers mes images. Mon travail a pour but de connecter les gens, grâce aux histoires d’autres et par le constat et le partage de la douleur et du chagrin, causés par une histoire injuste, il a pour but de fonctionner comme un outil de guérison.

Nous portons tous l’histoire comme une couche de vêtement contre notre corps. Peut-être que le vêtement se déplace, l’air vient entre notre peau et la matière, mais il est toujours là, notre passé est toujours présent, enveloppé autour de nous comme un manteau. Et nous avons besoin de comprendre cette histoire, parce que nous en faisons partie. Nous faisons TOUS partie de l’histoire, et si nous ne la comprenons pas, nous serons toujours enchaînés à elle.